Ce n’était pourtant que de l’eau sucrée et glacée, aromatisée à l’orange ou au citron, et figée sur un petit bâton plat en bois … mais qu’est-ce que c’était bon les glaces à l’eau de Monsieur Bardo !
Avec sa petite échoppe, Pan Bardo parvenait à combler la plupart de nos petites gourmandises. L’essentiel nous était déjà apporté pendant les repas, mais ce petit plus … cette petite fantaisie qui fait que l’enfance est si douce … ce petit goût sucré qui nous faisait tous craquer … c’est là, dans la modeste boutique, située entre la cuisine et la grande porte d’entrée, que nous trouvions notre bonheur. Il y avait là des cartes postales, des timbres et même du papier à lettres … mais surtout des bonbons … L’offre n’était pas très diversifiée, mais elle suffisait à satisfaire toutes nos envies. À l’époque, il existait beaucoup moins de variétés de friandises. Les mentos, dans leurs tubes, étaient encore tout blancs … dans les petits sachets de gommes, on avait le choix entre des souris ou des oursons colorés … la réglisse avait la forme d’un lacet ou de pièces de monnaie noires où des visages inquiétants se laissaient dévorer … il y avait encore ces soucoupes acidulées que nous appelions des hosties … les sugus et les fruitella se présentaient en tube, mais les treets en sachets … on pouvait avoir des sucettes de différents goûts et des bonbons sous forme de quartier d’orange ou de citron.
Si les chewing-gums ( nos chics ) s’appelaient déjà « Hollywood », les chocolats étaient encore bien belges … c’étaient des bâtons de chocolat « Jacques ». Dans chaque bâton, ils avaient six morceaux détachables et on pouvait choisir entre banane, moka, trois fruits, praliné ou au lait avec des noisettes entières. Mmm. On achetait un chocolat pour aller en promenade, mais on ne résistait pas à l’envie de le déballer avant de partir … pour croquer juste un des six morceaux … En cours de route, on se rappelait encore qu’on l’avait fourré dans une poche et on s’en payait encore un bout … et puis, dans l’euphorie, on l’oubliait. C’est au soir, en se déshabillant qu’on retrouvait le sachet de chocolat … tout fondu … mais qu’on mangeait quand même.
Bien sûr, tous ces « extras », il fallait les payer nous-même. À l’époque, notre argent de poche … ce n’était pas beaucoup … Pour aller en colonies, on économisait bien un peu avant, mais ce n’était jamais une fortune ; on s’en contentait. Parfois, on aspirait à être déjà le dimanche quand les parents viendraient nous rendre visite à Comblain, pour obtenir une « rallonge ». On apprenait surtout à gérer notre budget. Et quand on avait choisi son bonbon ou sa glace et que c’était le moment de payer, on comptait les pièces, une à une, sous le regard patient et amusé de Pan Bardo. Là encore on ne pouvait pas s’empêcher de penser aux parents ! Rappelez-vous sur chacune de ces pièces, il y avait un visage de mineur qui était gravé … c’était les visages de nos pères. On avait l’impression de payer nos friandises avec des gouttes de sueur de nos papas. Et ça rendait encore meilleures les glaces à l’eau de Monsieur Bardo.
Pour que les plus petits ne perdent pas leurs sous, on les encourageait à confier leur précieux trésor soit à leur moniteur ou monitrice, soit directement à Pan Bardo. Des listes reprenaient les noms, les prénoms et le « solde des comptes » de chaque dépositaire … le tout dans une confiance totale, évidemment. Et quand l’argent venait à manquer, il n’était pas rare que le moniteur, la monitrice et même Pan Bardo, émus par nos regards tristes, « s’arrangeaient » pour nous offrir encore une de ces irrésistibles glaces à l’eau de Monsieur Bardo.
Personnellement, je n’ai pas eu recours à cette méthode car, quand j’étais enfant, ma mère travaillait toujours comme cuisinière. Quand j’avais envie d’une friandise, il suffisait que je me glisse discrètement dans la cuisine, que je slalome entre les tabliers, que je relève la tête pour être sûr d’être devant le tablier de maman … et que je tire dessus. Et même si toutes les autres dames savaient déjà pourquoi j’étais là, il y en avait toujours une ou l’autre pour me demander : « Qu’est-ce que tu voudrais ? » juste pour m’entendre dire : « J’ai besoin d’une glace ! ». Et toutes éclataient d’un rire tendre et compréhensif. Maman frottait alors ses mains dans son tablier, nous sortions ensemble de la cuisine, puis du bâtiment, pour rejoindre la vieille maison blanche près de la grille d’entrée où logeaient les cuisinières. Je grimpais les escaliers en courant et j’attendais là, devant la chambre, qu’à son tour maman me rejoigne. Elle avait pris soin d’apporter avec elle la grosse clé et ouvrait enfin la porte.
Le spectacle de cette chambre m’impressionnait toujours. C’était spartiate, vétuste et sans aucun confort ! Les six ou sept lits étaient alignés comme dans une prison … juste quelques planches pour ranger les vêtements qui pour la plupart restaient dans des sacs posés par terre … un seul lavabo … très peu de lumière. À chaque fois, ma première impression, quand je rentrais là, c’était une espèce de compassion teintée de tristesse. Heureusement, maman avait vite fait de prendre quelques pièces dans son porte-monnaie et de me les donner … adieu tristesse … adieu compassion … j’étais déjà en train de courir dans l’escalier, les pièces à la main, avant que l’échoppe ne ferme et me prive du « plus important » … une glace à l’eau de Monsieur Bardo.
Par contre quand, à son tour, maman avait besoin de moi … juste pour me voir … juste pour être sûre que tout allait bien … et qu’elle me cherchait du regard dans le parc … j’essayais, comme un con, par tous les moyens de lui échapper ! Je ne voulais pas que les autres garçons se moquent de moi et me traitent de « fillette » à sa maman. Alors, je me dérobais à ses yeux, je me cachais derrière les arbres et les buissons et la laissais retourner inquiète vers sa cuisine. Et je n’en suis vraiment pas fier !
Elle aurait tant aimé qu’on passe ensemble quelques minutes … juste quelques minutes. L’enfance est cruelle !
Aujourd’hui, je m’en veux tellement de ne pas lui avoir offert ce petit plaisir. J’aurais tant aimé le faire. J’aurai tant aimé aussi avoir un tout petit peu de talent pour lui écrire quelques mots tendres à la manière du chanteur Renaud sur l’air du « Mistral gagnant » …
« Ah, m’asseoir, dans le parc, cinq minutes avec toi,
Laisser les autres y courir sans moi …
Sacrifier pour une fois quelques rires, quelques jeux
Pour prendre mon plaisir dans tes yeux.
Te serrer dans mes bras devant les autres enfants
Et t’offrir là un peu de mon temps.
Te raconter enfin mes journées en colo
M’attarder sur les trucs rigolos.
M’abreuver de ton rire en te tenant la main,
Partager mon bonheur d’être ici à Comblain.
Te remercier pour tout … et pour les glaces à l’eau …
De Monsieur Bardo ! ».
https://www.youtube.com/watch?v=_YqzuE-5RE8
12/08/2019 – JP Dz
Commentaires :
Milczanowski Véronique : Pas de doute, Jean-Pierre, le talent est sans conteste à la pointe pleine de poésie de ta jolie plume … Merci de décrire si bien ce que mon cœur ressent si profondément …
Josee Zawadzki : Oui, Mr Bardo … je ne l’oublierais jamais. Je l’ai connu depuis ma naissance, on habitait les carrés de Bois-du-Luc en ce temps-là. Repose en paix.










