Voici donc, le 3ème opus des textes consacrés à ces personnages que nous avons tant côtoyés à Comblain-la-Tour mais qui « revenaient de l’enfer ». Cette fois-ci, c’est Monsieur Józef Zaniewski qui décrit son calvaire.
Ses mémoires, comme celles de Ks Kurzawa et de Pan Bardo avant lui, sont extraites du livre :
« Biografia byłych więźniów politycznych niemieckich obozów koncentracyjnych » ( Biographie d’anciens prisonniers politiques des camps de concentration allemands ).
Pour nous, qui nous sommes donné comme mission d’entretenir la mémoire de la communauté polonaise de Belgique, il est essentiel de rappeler ce passé là aussi. L’âme polonaise s’explique aussi par sa faculté de résister et de croire en l’avenir. Au moment de l’achat du Centre Millennium, Monsieur Józef Zaniewski faisait partie des généreux donateurs, il a fait un prêt de 100.000 BEF remboursable en 15 ans.
Le gigantesque travail de traduction est réalisé, comme à chaque fois, par André Karasiński.
Voici comment André présente ce document : « Ce témoignage est très précis au point qu’il peut sembler froid et détaché. On a l’impression que Jozef Zaniewski est un spectateur qui relate sa propre histoire tragique. Sans doute sa formation d’ingénieur explique-t-elle sa démarche. Personnellement je trouve que ce témoignage, que j’aime beaucoup, complète très bien celui de Ks. Kurzawa, très intellectuel et philosophique ainsi que celui de Zbigniew Bardo, plus simple, plus émotionnel. ».
Combat de boxe au camp de concentration …
Par Józef Zaniewski – Belgique
Je suis né le 2.IX.1912 au domaine Otkienszczyzna, dans le district de Suwałki. Je réside en Belgique. J’ai été arrêté par la gestapo le 15.VIII.1943 à Varsovie.
Après avoir été auditionné allée Szucha, j’ai été transféré à la prison de la rue Pawia1 où j’ai séjourné jusqu’au 26.VIII.1943. Durant cette période, j’ai été interrogé trois fois par des « spécialistes » SS, confronté à d’autres prisonniers sur place, transféré deux fois pour interrogatoire dans les bâtiments de la gestapo de l’allée Szucha. De ces interrogatoires, je garde le souvenir de la file d’attente dans ce qu’on appelait « le tramway ».
Fin août 1943, dans des conditions bestiales, traité comme un animal, j’ai été transféré à Auschwitz-Birkenau. A la gare, entourés par un groupe de SS, débarqués précipitamment (schnell, schnell), traqués par des chiens, nous avons été amenés aux bains. Après m’avoir rasé la tête, on m’a attribué le n° 150 554. Ensuite, on nous a placés en quarantaine.
Ce fut le début de l’enfer. Je vais vous en narrer certains faits :
Séances d’entraînement disciplinaire. Ces séances avaient lieu dans des fossés remplis de boue ; nous étions encerclés par des chefs de bloc et des kapos munis de bâtons et de pelles. Parmi les exercices habituels, il y avait la flexion-extension des jambes, les bras chargés de lourdes pierres et la succession de « à terre-debout ». Suivait le traditionnel « hüpfen2, hüpfen, schnell » agrémenté d’une séance de coups portés au malheureux qui, exténué, avait chancelé dans les rangs.
Un jour, à la fin d’un « entraînement », on nous refoule vers un baraquement vide avec une porte de chaque côté et une cloison centrale. Les prisonniers martyrisés, fuyant leurs tortionnaires, s’agglutinent le plus loin possible de l’entrée et de leurs tyrans c’est-à-dire près de la cloison. A ce moment, la porte de la cloison s’ouvre et surgissent quelques chefs de bloc armés de bâtons qui éparpillent à grands cris le groupe vers la gauche et la droite. S’ensuivent débandade, cris d’effroi et fuite vers la porte d’entrée qui entretemps avait été refermée. Un engorgement se crée, les gens tombent, d’autres, qui veulent échapper aux coups, piétinent ces infortunés afin de se retrouver le plus rapidement possible à l’extérieur.
Accueil d’un Zugang. Le deuxième souvenir de la quarantaine est le traitement infligé à des nouveaux arrivants. Vers midi, on amène au camp un groupe de villageois de la région de Radom. Alignés en rangs, ils attendent leur ration de nourriture et l’attribution de leur bloc. Le soir est tombé, les prisonniers du camp ont rejoint leurs blocs et le silence s’est installé. Soudain, une grande confusion semble régner à l’extérieur, on entend des cris et puis des rafales de mitrailleuse tirées depuis les miradors. Il s’avère que, fatigués par leur long voyage, affamés, les membres du « Zugang » ont eu l’outrecuidance de réclamer la ration de nourriture qui leur était due. Aucun d’entre eux ne savait encore qu’au camp, hormis les coups de bâtons et les balles, rien n’était dû aux prisonniers. Aucun ne savait non plus que leur pitance serait partagée entre les chefs de bloc et les SS. Le groupe a été terrorisé à un tel point que quelques-uns, pensant trouver leur salut dans la fuite, face à la bande de chefs de bloc, pour la plupart des Allemands avec des triangles verts3, se sont approchés inconsciemment de l’enceinte barbelée et ont été abattus par les gardes SS.
Quelques instants plus tard, le « Lagerältester »4 – un Allemand portant également le triangle vert – avec quelques chefs de bloc, pousse un vieillard du nouveau groupe dans le bloc 2, mon bloc. Déjà battu et désorienté, ce prisonnier est à nouveau brutalisé devant les autres détenus : on lui assène des coups avec une pelle jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Lorsque le manche de la pelle s’est rompu, un des chefs de bloc a donné au tortionnaire son bâton et le « prisonnier politique » a été assassiné de manière bestiale. Ensuite, le « Lagerältester » a ordonné au « sztubowy »5 d’évacuer le cadavre et de nettoyer les traces de sang puis il a appellé deux prisonniers qu’il connaissait bien, des boxeurs (Czortek et Chmielewski), et les a contraints à disputer un match de boxe sur le lieu même de l’exécution. Après ce combat, je m’en souviens, les deux boxeurs sont retournés dans leur couchette les yeux remplis de larmes. Apparemment, l’odeur de sang frais ne s’était pas encore complètement dissipée … A la fin, le tortionnaire principal s’est adressé aux prisonniers du bloc en ces termes :
« Savez-vous ce qu’il s’est passé ici ? Il y a eu un combat de boxe et rien de plus ! » Et personne ne s’est aventuré à murmurer ne fût-ce qu’un mot sur ce qui s’était produit juste avant.
Souvenirs du camp de travail. Incorporé dans un commando qui partait travailler à l’extérieur du camp, j’ai eu la possibilité, durant l’été et l’automne 1944, d’observer l’arrivée de nombreux nouveaux transports : la sélection sur le quai de Brzezinka6, le désespoir des parents et des enfants que l’on sépare. Une partie des arrivants étaient affectés au camp et les autres dirigés directement vers le crématorium. Pour ces derniers, cela commençait par un « bain » obligatoire dans un bâtiment attenant. Le scénario était le suivant : introduction dans les « bains », souvent en poussant les réticents. Des scènes dramatiques se déroulaient parfois, de gens se rendant compte au dernier moment en quoi consistait cette « douche ». Puis fermeture bruyante des portes et admission du gaz Cyklon n° 27. Après environ une minute et demie, j’entendais des cris effroyables devenant petit à petit inaudibles et enfin un silence profond s’installait.
Transfert. À l’automne 1944, j’ai été emmené dans un camp de transit près de Berlin dans des bâtiments de la firme Heinkel8. On y a dormi à même le béton, sans couverture, dans des conditions inhumaines. Ensuite, j’ai été transféré au camp de Sachsenhausen où on m’a attribué le n° 113 282. Peu de temps après, nouveau transfert dans un camp plus petit dans un commando de travail dénommé « Klinkiernia ». Nous y avons été les témoins oculaires de fréquents raids aériens sur Berlin. C’est ainsi que le 20.IV.1945, voyant le largage des bombes, nous réjouissions-nous de cette orientation prise par la justice. Mais cette fois, les bombes commencèrent à exploser à côté de nous. Il y eut un début de panique, on cherchait n’importe quel endroit où se cacher ; dans le bunker, si on y trouvait de la place. Je fus un de ces chanceux. Quelques minutes d’attaque nous semblèrent une éternité. Le bunker tanguait au rythme des bombes. Heureusement, elles épargnèrent justement cette parcelle de terrain. Après la fin de l’alarme, nous avons contemplé un tableau de malheur et de désespoir. Le fer, les hangars en béton de la Klinkiernia9 étaient éparpillés sur le sol, il n’en restait que des débris. Le résultat fut que, le jour même, les survivants furent ramenés au camp principal de Sachsenhausen. De notre commando comptant près de 3.000 prisonniers, une bonne centaine seulement revinrent au camp.
Evacuation ultérieure. Après quelques jours, nouvelle évacuation. Départ du camp et marche vers ce qui était alors pour nous une destination inconnue et qui s’avéra être Lübeck. Notre affectation : les navires bombardés. Durant la marche, interdiction de faiblir ou de s’écarter du groupe. En cas de désobéissance, un SS s’arrêtait à côté du malchanceux, on entendait le bruit d’un tir et les randonneurs continuaient à réciter : « Seigneur, donne-lui le repos éternel »… En raison de l’avancée des fronts de l’Est et de l’Ouest, la situation générale devint incertaine. Aussi, pendant une semaine restâmes-nous à la lisière des forêts. Nous dormions à la belle étoile et ne recevions aucune nourriture, à l’affût du bruit du cliquetis fatal d’une arme. Un jour enfin retentit l’ordre de départ. Je dois mentionner ici un fait inoubliable illustrant l’amitié qui régnait au camp. Epuisé par la marche et le manque de nourriture et d’eau, je m’évanouis pendant l’appel. Grâce à l’aide de mes codétenus (ceux de Auschwitz) j’ai pu me relever et, soutenus par eux, rejoindre l’étape suivante. C’est comme cela que, quelques jours avant la libération, j’ai pu échapper au sort de ceux qui n’arrivaient pas à suivre le groupe.
Enfin, le 2.V.1945, la pause de la mi-journée se prolonge. En regardant autour de nous, nous constatons qu’il n’y a plus de gardes : nous sommes enfin libres mais toujours encerclés par les Allemands. Cela se passait dans la forêt près de Schwerin. Nous prenons rapidement la décision de marcher vers cette ville (10 km).
Peu avant Schwerin, nous apercevons un soldat anglais et la ville est abandonnée. Nous passons la nuit dans un parc à la belle étoile. Le lendemain, c’est ce beau jour du 3 mai et nous le fêtons spontanément dans toute la ville, avec le sentiment de nous être affranchis et d’avoir enfin retrouvé la liberté…
La liberté. Par la suite, camp des anciens prisonniers politiques à Schwerin puis à Lübeck. Prise de contact avec mes frères, Edouard prisonnier de guerre à Murnau et Romuald, prêtre, prisonnier politique lui-aussi, interné aux camps de Neugamen et de Dachau et qui résidait déjà à Leuven en Belgique. Suite à ces contacts, je pars pour faire des études en Belgique. Titulaire d’un titre d’ingénieur de la Polytechnique de Varsovie, j’obtiens un dipôme complémentaire d’ingénieur en constructions navales. Cela va me permettre de décrocher un emploi dans le plus grand chantier naval belge de réparation de navires, « Mercantile Marine Engineering » et de m’installer définitivement dans la ville portuaire d’Anvers.
Entretemps, je contacte mon amie de Varsovie, elle-aussi ancienne internée du camp de Ravensbrück, Eugenia Szyszkowska, séjournant alors en Suisse. Je la convie à venir en Belgique et nous nous marions en 1947.
Actuellement, avec mes amis, nous sommes toujours en procès avec la Bundesrepublik pour obtenir le rembousement des frais médicaux engagés pour retrouver la santé.
Texte de Monsieur Józef Zaniewski – Traduction d’André Karasiński
[1] NdT : La « ulica Pawia – rue du Paon » a donné son nom à la prison – Pawiak – qui y a été construite en 1835. Ce fut la principale prison pour hommes de Varsovie. Après l’invasion de la Pologne par les Allemands en 1939, les locaux ont été transformés en prison de la Gestapo et firent partie du camp de concentration de Varsovie.
2 NdT : le verbe allemand « hüpfen » se traduit par sauter, bondir
3 Grüne « Vert », prisonnier de droit commun portant un triangle vert sur ses vêtements. Ce seront souvent des bourreaux sadiques et sans pitié pour les prisonniers, car les « verts » constituent en général l’encadrement des détenus (Blockälteste », Kapos…)
4 Doyen du camp : détenu ayant la responsabilité de la gestion interne du camp. Il est placé sous l’autorité directe du Lagerführer SS. C’est la plupart du temps un droit commun. Le suffixe « Ältester » qui signifie littéralement « le doyen d’âge » n’est qu’une formule vide de sens. Ce n’est pratiquement jamais le plus âgé.
5 Stube : terme allemand pour désigner la chambre des prisonniers ; traduit en polonais par sztuba. Sztubowy était un prisonnier chargé de l’entretien de la chambre.
6 NdT : Birkenau
7 NdT : Zyklon B
8 NdT : Heinkel Flugzeugwerke était une société allemande de fabrication d’avions fondée par Ernst Heinkel. Durant la Seconde Guerre mondiale, constructeur de bombardiers pour la Luftwaffe.
9 NdT : le substantif allemand Klinker se traduit par mâchefer, scorie, déchet qui sort du fer soumis à la forge, au fourneau, ou battu rouge sur l’enclume La Klinkiernia était peut-être une forge ? Il pourrait aussi s’agir d’une briqueterie ?

