Piotr Rozenski se souvient de : la friterie
Le dimanche à Comblain rimait avec petits moments de plaisir : la messe ( sauf, on l’a bien compris, pour Jean-Pierre, qui s’y dérobait en se réfugiant au « Café des Sports » ), la visite des parents ( pour certains ), le feu de camp ( quand il ne pleuvait pas ) et … les FRITES ( quoi qu’il arrive ) ! Comme pour rappeler à nous autres, enfants issus de l’immigration polonaise, quelle terre nous accueillait.
Vous vous souvenez de la mystérieuse « roulotte » à l’entrée du parc, qui dominait le champ d’appel ? D’abord, elle intriguait, surtout les nouveaux arrivants. Mais au retour de la messe, dès l’instant où l’auvent s’est mis à se lever – et, avec lui, le secret – on savait : c’était … une FRITERIE ! Le maître des lieux – sans doute le seul à en posséder la clé – c’était Franek Bujanowski, un homme affable à l’accent truculent ( roulant les « r » et ignorant les nasales ).
Pour lui, faire des frites, ce n’était pas une corvée, même pas une tâche, c’était une véritable passion. Heureusement ( pour nous ), car préparer des frites pour un bataillon, affamé par l’effort de chanter à tue-tête dans une église, relevait d’une gageure. Au point qu’il se voyait systématiquement contraint de faire appel à des commis pour venir à bout de la mission dont il s’est investi.
Un jour – j’ai dû avoir 10 ans, ma connaissance du français se limitait au b.a.-ba … mais, très vite, j’allais faire des progrès fulgurants – je me suis porté volontaire, avec un autre Limbourgeois, l’un des jumeaux Nowicki, Eric ou Eddy, je ne me rappelle plus. On allait enfin percer le secret du grand maître-friteur, de son antre sacré et de ses frites millimétrées.
Monsieur Bujanowski nous a installés au coupe-frites, un grand ustensile professionnel disposant d’une presse à levier et d’une grille pour tailler la patate. Eddy – ou était-ce Eric ? – posait la patate sur la grille tranchante, moi, j’actionnais la poignée et, ô miracle, les patates se transformaient en parfaits bâtonnets, tous calibrés 8,5 x 8,5 mm. Monsieur Bujanowski exprimait son approbation en nous lançant de temps à autre un gentil « dous-ma ».
C’est là que les choses dans la friterie ont commencé à se corser. Tentait-il de nous parler en néerlandais, voulait-il dire « doe ma ! » ( vas-y ) ? Ou m’apostrophait-il en polonais ( « duś » = appuie) ? Ou était-ce un savant mélange des deux langues ? En tout cas, pour moi, il n’y avait pas l’ombre d’un doute : il fallait accélérer la cadence, une centaine de petits gourmands n’allaient pas tarder à réclamer leur récompense. J’y allais de plus en plus vite. Pan Bujanowski insistait : « DOUS-MA, DOUS-MA ! », confirmant par là que notre tandem était sur la bonne voie. Parfaitement huilé et synchro – tchique-tchaque, tchique-tchaque – on continuait donc à un rythme effréné, transpirant comme des bœufs dans cette cabane chauffée à blanc, mais heureux d’être à la hauteur des exigences du chef.
Et puis, au moment où je contemplais – non sans un regard empreint d’autosatisfaction – le panier se remplissant à vue d’œil … un cri strident transperça l’air moite de la roulotte, amplifié par les parois de la structure métallique. Eric / Eddy s’est retourné en tenant sa main, est sorti et s’est précipité vers l’infirmerie ( Eveline ? ), me laissant seul face à mon maître interloqué : « Bon sang ( c’était le cas de le dire ! ), je n’arrête pas de répéter : DOU-CE-MENT !!! ».
Difficile d’évaluer la gravité de la blessure d’Eddy / Eric. Jusqu’à la fin des vacances, sa main est restée cachée sous un gigantesque pansement ( bravo, Eveline ! ). Quoi qu’il en soit, je peux vous rassurer que, même si jamais un ( bout du ) doigt est parti dans le panier des frites, il a dû parfaitement se confondre avec la masse des patates coupées, je n’en ai retrouvé aucune trace.
De toute façon, peu importe, personne ne s’est plaint de la qualité des frites. Comme à l’accoutumée, l’œuvre de pan Bujanowski a été unanimement admirée et acclamée par l’ensemble des enfants. Même par Eric … ou était-ce finalement Eddy … ? Bon sang, décidément, je ne le saurai jamais.
À moins que … S’il vous arrive de les croiser et de leur serrer la main, d’abord, faites-leur un grand bonjour de ma part. Puis, vérifiez quand même … à qui il manque un bout … juste pour avoir le cœur net. Tenez-moi au jus !
20/02/2017 – Piotr Rozenski


Commentaires :
Alice Golusinski : Les frites à Comblain … c’était un peu Noël en juillet !!!!
Monique Kiełtyka : Je me demande de quelle année date cette photo ? Au tout début de « Comblain », on ne nous cuisait pas des « frytki ». Nos repas étaient traditionnels vu qu’ils étaient préparés par nos mamans et babcia cuisinières bénévoles pendant la saison des colonies de vacances. Ne pas gaspiller les précieuses patates et huile pour en faire un plat qui ne viendrait pas de l’imagination culinaire polonaise. En plus, c’était beaucoup de travail, éplucher, laver et couper en bâtonnets plus ou moins réguliers, on n’avait pas tous les ustensiles … Bref, je pense qu’après le premier Festival de Jazz, la mode « Frytki » est entrée en force … Nous avions à Comblain un « voisin » direct au Centre. La première maison à droite et accolée à l’entrée de « Millennium » était habitée par un certain Mr. Florent ( je ne sais plus son nom de Famille ) ; un petit homme sec et musculeux avec un visage toujours souriant et plein de taches de rousseur. Je crois bien que c’est lui qui dans un premier temps a fait des frites presque sur le seuil de sa maison et qui en a peut-être vendu à quelques passants en détresse alimentaire …
Dominique Ogonowski : Quelle mémoire Monique !
Monique Kiełtyka : Je ne crois pas que c’est uniquement une question de mémoire, c’est aussi parce que j’ai vécu ces moments avec beaucoup de bonheur et que toutes ces personnes que j’ai croisées m’ont « marqué » au fer rouge, par leurs attentions, leurs attitudes. J’ai beaucoup de respect pour leurs mémoires …. Voir Pan Jan en costard et sans casquette m’impressionnait toujours beaucoup. Pour moi, il a toujours été mon « Grand Sauveur » face aux quelques rares colères paternelles. Je l’ai toujours admiré. Parfois avec mon papa, nous passions lui rendre visite à la morte-saison, c’était le gardien de la maison de nos colonies … Un « Dieu » en quelques sommes !!! Pendant que mon père discutait avec lui, moi pendant ce temps-là, hop un tour du parc de « mon château féerique » endormi sous la neige … Si cette photo date des années 74, il se pourrait même que ce soit moi de dos … je pense reconnaître une de mes pinces à cheveux … ( que je possède toujours malgré mes cheveux coupés …).
Regina Gymza : Pour moi les « frytki » c’est Pan Bujanowski. Je me souviens bien que c’était tout un travail …. et pour nous ça n’allait jamais assez vite …
Milczanowski Véronique : De toute façon, les « frytki » de Pan Bujanowski étaient les meilleures … J’en bave encore rien que d’y penser …




