0143 – Pan Zbigniew Bardo

Vous souvenez-vous de vos 20 ans ? N’était-ce pas la période la plus heureuse de votre vie ? Et entre 20 et 25 ans qu’avez-vous fait ? Peut-être vous êtes-vous mariés … peut-être avez-vous eu votre premier enfant … que des souvenirs d’une grande douceur.

Lui, quand il a eu 20 ans, la guerre s’est abattu sur son pays … Et comme il était scout et qu’il voulait défendre ses idéaux … il a été enfermé dans les camps de la mort.

Voici donc le deuxième témoignage poignant d’un des nôtres qui évoque ses années d’enfer. Après Ks Kurzawa, c’est le tour de Pan Zbigniew Bardo.

Aujourd’hui, Monsieur et Madame Bardo reposent en paix au cimetière d’Houdeng-Goegnies. Si vous souhaitez un jour leur rendre hommage, c’est facile. Le cimetière est immense, mais il n’y a qu’un seul arbre, là-bas tout au fond, et c’est au pied de cet arbre qu’ils ont choisi de se blottir pour l’éternité.

Anna Platek, née le 21/07/1925 et décédée le 09/12/2011
Zbigniew Bardo, né le 10/03/1919 et décédé le 25/01/2012.

Schutzhäftling Nr 10735 meldet sich zum Stelle – Le détenu Nr 10735 déclare son arrivée au travail

 Zbigniew Bardo – Belgique

C’est après l’avoir perdue que l’on mesure la valeur d’une chose.1

Il en fut de même avec nous, jeunes fréquentant encore l’école ou l’ayant quittée depuis peu, la tête pleine de rêves, de projets pour l’avenir. La vie n’était-elle pas devant nous ? Personne n’imaginait ce qui allait frapper notre Patrie, et par là même chacun de nous, ce 1er septembre 1939 de funeste mémoire. L’invasion barbare venue de l’ouest, l’occupation de notre Pays, la perte de la liberté.

Quelle horrible réalité – personne ne pouvait l’accepter et … nous ne l’avons pas fait. Dès 1939 apparurent les germes d’un mouvement de résistance qui réunit en ses rangs non seulement des militaires mais également des étudiants et des scouts. Au printemps de l’année suivante, la Gestapo effectua des arrestations dans toute la région des Carpathes, de Jarosław à Cracovie. Les victimes en furent, pour la plupart, les intellectuels et les jeunes gens, déportés vers l’inconnu. Par après, après un court séjour à la prison de Tarnów, ils furent transportés à Auschwitz.

Ce sont Eux – les 728 prisonniers politiques du transport de Tarnów – que l’histoire retiendra comme étant les premiers internés du camp de concentration « K.L. Auschwitz » et la date du 14 juin 1940 comme la mise en œuvre de cet horrible camp de destruction et d’extermination.

Le nombre de prisonniers crût rapidement suite aux actions zélées menées par la Gestapo sur l’ensemble du territoire du Gouvernement général.2

Les transports provenant de Varsovie, de Tarnów, de la Silésie, de Cracovie et d’autres régions firent grimper le nombre de prisonniers. La mortalité décima les rangs de la population du camp. L’inscription « Arbeit macht frei » 3 surmontant la grille d’entrée devint ici une parodie : libre, oui mais via la cheminée des fours crématoires.

Le programme du jour était varié ; les kapos et les SS s’en chargeaient. C’était à celui qui ferait preuve de plus d’inventivité dans les tortures infligées à des innocents.

Durant les premières semaines du camp de concentration nouvellement mis sur pied, il n’y avait pas beaucoup de travail. Pour empêcher l’inactivité, on nous obligeait toute la journée à pratiquer du sport, sous les coups et les coups de pieds. Et quel sport ! Sauter, tourner, danser, s’accroupir, courir, etc. La pratique de ce sport a entraîné nombre de décès, surtout parmi les prêtres et les Juifs qui étaient particulièrement soumis aux brimades.

Parmi ces malheureux qui ont étrenné le camp se trouvaient beaucoup de mes camarades de classe. J’ai partagé leur sort quelques mois plus tard. Arrêté par la Gestapo, je me suis retrouvé au camp de concentration d’Auschwitz après être également passé par la prison de Tarnów.

Le train pénètre sur une voie d’évitement, le bruit régulier des roues des wagons brisant le silence de la nuit nous indique que nous roulons toujours … et soudain, le silence. Les portes des wagons s’ouvrent brutalement et quelqu’un hurle de l’extérieur : « Loos ! loos ! alles raus ! verfluchte banditen » (sic).

Nous sautons les uns par-dessus les autres, du haut des wagons directement sur les SS qui forment une haie ininterrompue jusqu’à la porte d’entrée de ce qu’on appelle « bauhof » 4. Effrayés, battus, piétinés, nous nous rangeons par cinq. Après un comptage méticuleux, on nous fait entrer à l’intérieur du camp où, entassés dans une seule salle, nous avons attendu le signal annonçant le début de la journée.

Le 24 juin 1944 fut un jour mémorable dans la vie du camp. L’alarme retentit à 11 heures 45 puis ce fut l’enfer sur terre. Pendant une dizaine de minutes, les terrains jouxtant le camp furent bombardés.

Plus de 700 prisonniers et autant de civils et de militaires furent tués. Mais en même temps furent détruits les ateliers et les garages contenant tout l’équipement d’une division blindée.

Tels furent mes débuts et ceux de mes 786 compagnons amenés au camp de concentration de Oświęcim depuis la prison de Tarnów.

Et après …. Chacun de nous a connu un sort différent et malheureusement tous n’ont pas eu la chance de survivre et de retrouver la liberté. J’appartiens à ceux, très peu nombreux, qui sont restés afin de témoigner de ce qu’il s’était passé.

Nous, les prisonniers politiques, avons vécu des moments semblables, à l’exception de ces chanceux qui faisaient partie du groupe que l’on appelait « les prominents » 5. Chacune de leur vie constituait une page de l’histoire tandis que nous, masse des anonymes, nos vies ne différaient guère.

Les multiples travaux obligatoires effectués au sein des commandos de travail, avec une alimentation minimale, sous les coups et brimades des kapos, nous épuisaient et nous amenaient rapidement à l’état de « musulmans » 6.

Appel matinal. Le responsable du bloc débite une série de numéros et j’entends subitement : « 10735 ». C’est le mien et je prends peur car je ne sais pour quelle raison on me dit de me présenter devant la grille après l’appel. Effrayé, j’attends avec le groupe des autres « élus » devant la porte du chef de bloc. Qu’elles sont longues ces minutes d’attente dans l’incertitude ! Cette fois pourtant, cela valait la peine d’attendre car j’ai été muté pour le travail au D.A.V. ( Deutsche Ausristung Verke ), à la menuiserie, c’est-à-dire sous un toit.

Ô mon Dieu ! Est-ce possible ? Est-ce vrai que mes rêves se réalisent ? Merci à Vous Seigneur et à Vous Très Sainte Mère pour votre protection.

J’ai été affecté au travail dans un hall où grondaient 70 machines pendant toute la journée et où nous étions exposés à un nuage très dense de poussière de bois. En revanche, il faisait chaud et sec. J’ai travaillé avec un prisonnier de guerre russe remplacé peu après par un Français. Ensuite, suite à un accident de ce dernier, j’ai eu pour compagnon de travail, et jusqu’à la fin, Mietek venu d’Oświęcim.

Au début de l’année 1945, l’atmosphère au camp deveint tendue ; différentes nouvelles, différentes rumeurs circulent. Nos autorités – ces messieurs du « Herrenvolk » 7 – ne cachent plus leurs doutes … Notre nombre croît rapidement jusqu’à atteindre, fin mars, 66.000 unités ; nous partageons à quatre un lit étroit. On commence à entasser les nouveaux arrivants sur le territoire du D.A.V. Le travail est interrompu.

Toute notre équipe de pompiers est transférée définitivement à la menuiserie pour aider au maintien de l’ordre.

Il se passe quelque chose. Nous ressentons à la fois de la joie et de l’inquiétude. Que va-t-il se passer et comment ? Cette question que chacun se pose et dont il quémande la réponse auprès des autres, reste l’inconnue suivante.

L’évacuation du camp dure depuis trois jours. Différents groupes – grands ou plus petits – sont emmenés ; vers l’inconnu. Au début, le camp est évacué par commandos et ensuite par blocs afin que le plus grand nombre possible de détenus quittent le camp. Le 10 mars, après l’appel du soir, exceptionnellement chaotique, chacun part rejoindre son bloc. Mietek – 10945 – se précipite chez moi, énervé, porteur d’une triste nouvelle : le lendemain son bloc sera évacué.

« Sais-tu ce que cela veut dire ? Plus jamais, sans doute …. ».

Il ne put terminer sa phrase, des larmes inondèrent ses yeux. On ne se connaissait que par nos prénoms et nos numéros mais nous étions unis par la misère et le travail.

« Bien, lui répondis-je, viens ici très tôt demain matin, on verra. ».

Je ne pus fermer l’œil de toute la nuit. Les idées se bousculaient dans ma tête. Qu’allions-nous subir le lendemain ? Comment sauver Mietek ? Je me suis abandonné à la Très Sainte Mère. Elle nous protégera, Elle ne nous abandonnera pas !

Au matin du 11 avril ( sic ) 1945, la tension et l’excitation étaient à leur comble. Mietek entra brusquement.

« Et alors, on pourra faire quelque chose ? » demanda-t-il apeuré ?

Le sauver, oui mais comment ? Soudain, me vint une idée. « Viens ! ».

Dans le noir, nous entrâmes dans le hangar où l’on stockait le fer. Mietek entra dans le tas de ferraille disposé dans un coin, je lui apportai des couvertures. Je vins régulièrement lui faire part des nouvelles.

Jusque midi, 45.000 de nos compagnons furent emmenés dehors, vers l’inconnu ; pour la plupart, ce fut leur dernier voyage.

Et nous ? Nous restâmes sur place car, les troupes américaines encerclant toute la montagne, les évacuations furent stoppées à midi.

Depuis le matin, nous entendions le bruit des tirs. Le front se rapprochait rapidement. Les heures se traînaient. Interdiction de sortir du bloc. Aux fenêtres, on apercevait des visages aux yeux exorbités, à l’affût de la liberté. Vers trois heures nous remarquâmes que les troupes allemandes se repliaient rapidement depuis les bois environnants. Les tirs se rapprochèrent, nous les entendions de plus en plus distinctement, les balles sifflaient au-dessus des blocs.

Soudain … à 16 heures, on entendit un cri dans le camp, un cri de bonheur.

Je me précipitai vers le portail … je regardai …. un drapeau blanc y flottait déjà. Le portail était ouvert. Je courus vers le hangar où se trouvait mon ami et je lui hurlai : « Mietek !!! Mon Dieu !!! La Liberté !!! »

Cette date du onze avril mille-neuf-cent-quarante-cinq, aucun de nous ne l’oubliera jamais.

Ce jour sera pour moi, et pour nous tous qui avions survécu au camp, un jour mémorable pour le reste de notre vie. Nous l’avions attendu ô combien d’années !! Nous l’avions attendu, nous en avions douté, nous en avions rêvé. Et ce jour était arrivé.

Je ressentis une immense satisfaction, plus grande sans doute à cet instant que la joie même de vivre. J’étais satisfait d’avoir survécu. Satisfait qu’Hitler ne vivait plus, que l’hitlérisme était mort, que la bête avait été abattue. Que les miens avaient été vengés et que moi je vivais la défaite de leurs meurtriers.

De tous les blocs se répandirent des foules de gens qui hurlaient de joie, couraient vers le portail, n’en croyant ni leurs yeux ni leurs oreilles qu’ils avaient vécu assez longtemps pour retrouver la liberté. Ce n’est qu’à 18 heures que le premier char américain pénétra dans le camp. Eux seuls, nos premiers libérateurs, sont à même de décrire la joie qu’ils ont vue et les cris qu’ils ont entendus.

Les prisonniers – non, plus des prisonniers mais, à nouveau, des hommes libres – embrassent l’acier du tank, embrassent les mains des Américains, se hissent sur leurs orteils afin de pouvoir les toucher, leur serrer la main.

Le lendemain matin, NOUS avons organisé l’appel. Il restait 21.000 prisonniers vivants et un grand nombre de morts qui n’avaient pu survivre jusqu’à ce jour tant désiré : le jour de la LIBERTE.

Après l’appel, les groupes se rassemblèrent : Polonais, Français, Russes, Tchèques, Belges, Hollandais. Des drapeaux apparurent, des chants se firent entendre, des hymnes retentirent, les premiers hymnes indépendants à Buchenwald (sic). Les gens chantent et pleurent. Même ceux qui, confrontés à ces nombreuses années de mort, sont restés sans pleurs ne peuvent retenir leurs larmes et n’ont pas honte de ces larmes versées devant la vie renaissante.

Au-dessus du groupe des Polonais flotte le drapeau blanc et rouge et on entend un chant : … Póki my żyjemy …8

Les soldats américains, debout sur leurs chars, saluent les drapeaux et les hymnes et ils nous saluent.

Par les larmes et les chants, le regard s’échappe à travers ce portail grand ouvert qui annonce la liberté et la vie, et se porte plus loin vers les sommets et même au-delà, vers le nord, vers l’est, là où se trouve la POLOGNE !!!!!

1 : NdT : à rapprocher des vers célèbres d’Adam Mickiewicz dans Pan Tadeusz  (Messire Thadée)

Litwo, Ojczyzno moja! ty jesteś jak zdrowie ;        Lituanie, ô ma patrie ! Tu es comme la santé;

Ile cię trzeba cenić, ten tylko się dowie,                Seul celui qui te perdra, pourra découvrir
Kto cię stracił.                                                       Combien il faut t’apprécier.

2 : NdT : Le Gouvernement général de Pologne est une entité administrative mise en place sur la partie du territoire de la République de Pologne contrôlée – mais non incorporée – par le Troisième Reich, selon le décret signé par Hitler le 12 octobre 1939. Le Gouvernement général fut confié au Reichsleiter Hans Frank, nommé pour l’occasion Gouverneur Général de Pologne.

3 : « Le travail rend libre »

4 : NdT : Bauhof est un espace de stockage pour les matériaux de construction et les machines des entreprises de construction et des administrations.

5 : NdT : Prominent : privilégié, personnage important, doyen, chef de Bloc, chef de chambrée, Kapo et sous-Kapo ; personnalité.

6 : NdT : L’état de Musulman est caractérisé par l’intensité de la fonte musculaire ; il n’y a littéralement plus que la peau sur les os. On voit saillir tout le squelette et, en particulier, les vertèbres, les côtes et la ceinture pelvienne. Cette déchéance physique s’accompagne d’une déchéance intellectuelle et morale. Elle en est même souvent précédée. Lorsque cette double déchéance est complète, l’individu présente un tableau typique. Il est véritablement sucé, vidé physiquement et cérébralement. Il avance lentement, il a le regard fixe, inexpressif, parfois anxieux.

7 : NdT : La race des seigneurs est un terme inventé par les Nazis. «Les individus de « sang allemand » appartenaient à la « race des seigneurs » promise à un destin particulier et héroïque, et avaient donc le droit, dans leur recherche « d’espace vital », de soumettre, dominer ou exterminer les autres « races et peuples. »  Source : Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

8 : NdT : L’hymne national polonais est le « Mazurek Dąbrowskiego » – « La mazurka de Dąbrowski ». Les paroles ont été écrites en 1797 par Józef Wybycki. L’auteur de la mélodie, basée sur les motifs d’une mazurka du folklore, est inconnu. Le « Mazurek Dąbrowskiego » a été adopté en tant qu’hymne national le 26 février 1926.

Il commence par ces mots : « Jeszcze Polska nie zginęła, kiedy my żyjemy » – « La Pologne n’a pas encore disparu, tant que nous vivons ». Beaucoup de gens déforment le deuxième vers et remplacent « kiedy » par « póki ».

Un immense merci à André Karasinski pour ce travail titanesque de traduction.

06/11/2017

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0977 : Cimetière d’HOUDENG-GEOGNIES : La tombe de Mr et Mme Bardo.
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0978 : Cimetière d’HOUDENG-GEOGNIES : La tombe de Mr et Mme Bardo.
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0979 : Cimetière d’HOUDENG-GEOGNIES : La tombe de Mr et Mme Bardo.
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0980 : Cimetière d’HOUDENG-GEOGNIES : La tombe de Mr et Mme Bardo.
0981
0981 : Biographie d’anciens prisonniers politiques des camps de concentration allemands : Page 31 : Pan Zbigniew Bardo.
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0982 : Biographie d’anciens prisonniers politiques des camps de concentration allemands : Page 32 : Pan Zbigniew Bardo.
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0983 : Biographie d’anciens prisonniers politiques des camps de concentration allemands : Page 33 : Pan Zbigniew Bardo.

 

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