Richard Materna raconte :
Au départ d’une journée de colonie, après le déjeuner, les moniteurs recevaient leur ordre de mission.
Ni militaire, ni tout-à-fait désinvolte, il était le plus souvent question d’aller avec son groupe dans une direction plus ou moins précise, d’organiser un jeu quelconque, souvent laissé à l’initiative du moniteur, et de revenir pour le dîner ou, si c’était l’après-midi, pour le souper.
De temps en temps, le programme prévoyait une rencontre des groupes quelque part, une activité ensemble et le retour des deux groupes ensemble. Je crois même bien, que ce n’était pas un hasard, que la rencontre concernait plus un groupe de filles que de garçons, mais comme c’était le chef moniteur qui établissait la chose, il était évident que c’est comme cela que cela devait se faire. Pas d’autres questions.
Pas vraiment en rang, plus en bande, on est parti.
Je n’étais pas un bleu en ce qui concerne les activités avec les enfants. Une expérience de quelques années de responsable de patronage avec le curé de la paroisse me confortait dans mon activité de moniteur ( sous-moniteur pour l’occasion, même si je n’estimais pas juste de n’avoir pas un groupe à moi ).
Ksiadz Kurzawa a dit que j’étais trop jeune et inexpérimenté et Dieu avait parlé.
Au patronage, j’avais à faire avec des enfants de 7 à 10 ans qui ne posent pas de questions et qui s’amusent avec un rien ; les faire courir derrière une balle était pour eux un jeu extraordinaire. Soit dit en passant, qu’il y a aussi des grands et même des adultes qui courent derrière un ballon. Mais c’est dans un autre contexte et le fait qu’ils soient si bien payés pour le faire ne nous regarde en rien.
Ceci pour dire que, si je ne me posais pas beaucoup de questions, on ne m’en posait pas non plus.
Tout en marchant vers l’endroit qui m’a été vaguement indiqué, on papotait ; je rêvais en me demandant comment j’allais faire pour me trouver le plus près et à mon meilleur avantage à côté de la belle flamande brune à qui j’avais quand même réussi à faire comprendre qu’elle me plaisait.
Les garçons qui étaient avec moi avaient plus de 10 ans, et ils ne me considéraient pas vraiment comme un grand. Si Raymond était le chef, moi qui étais sous-chef, je ne leur inspirais pas une grande crainte, d’autant plus que la différence d’âge entre eux et moi n’était pas grande.
La contestation est venue de façon sournoise. Un des plus grands, je pense bien que c’était Serge, a commencé à dire que « Ces promenades sans fin tous les jours, c’était pas marrant ». Un autre est parti dans son sens en disant que « C’était ennuyeux de marcher et marcher ». J’ai répondu qu’on m’avait dit d’aller vers cet endroit et que c’était ce qu’il fallait faire.
Et la grande question est arrivée : « Pourquoi on doit faire ça et pourquoi tous les jours ? ».
Il est assez simple de répondre par une bêtise quelconque à un gosse de 10 ans, assez facile d’ignorer la question avec un adolescent de 13 ou 14 ans, mais là, ils étaient tous en train de me regarder et attendaient ce qui allait se passer. Je me suis senti assez démuni. Je me suis dit que je n’allais pas régler le problème avec une réponse du genre : « On m’a dit de le faire et je le fais ».
J’avais assez peur de me faire déborder ; c’étaient des adolescents qui pouvaient partir sans moi en suivant l’un ou l’autre meneur. Le cercle s’est fait autour de moi et ils étaient assez contents de me voir coincé. Je me suis rendu compte que tous ne se sentaient pas concernés, deux ou trois seulement se réjouissaient de la chose.
J’ai commencé à me dire que moi aussi, je ne trouvais pas cela tellement marrant et je le pensais… ce qui me compliquait le raisonnement, alors que je cherchais une réponse pertinente à faire. J’ai commencé par dire qu’effectivement « Ce n’était pas marrant pour moi non plus, d’aller vers un endroit, faire un jeu et revenir. C’était un truc de gamin et que ce n’était pas un truc pour nous ».
Bon et alors… qu’est qu’on fait ?
« On ne va pas faire comme ils veulent. On va s’arrêter ici et on fait un jeu ici » leur dis-je. « Qu’est ce que vous proposez ? »
J’ai vu des mines perplexes et pensives, mais comme j’étais de leur bord, l’idée de s’opposer à moi n’était plus aussi présente dans leur tête. Surpris par la question, ils réfléchissaient et ne trouvaient pas d’idée qui leur semblait valable.
Pour ne pas faire de temps mort et profiter de mon avantage, je leur propose de réfléchir à la question tout en continuant encore un peu à marcher.
Je crois qu’on n’est pas arrivé à l’endroit prévu, on s’est arrêté, on a fait un cercle et fait un jeu de mouchoir.
Les garçons ont oublié la chose, pour moi ce souvenir m’est resté, plus à cause de la peur qui m’a pris en me disant que pour une fois, que j’étais seul avec le groupe, je n’allais pas y arriver.
Mais j’étais aussi content de moi, d’avoir trouvé le moyen de les rediriger sans qu’ils s’en rendent trop compte.
Il m’est resté quand même le doute du bien-fondé de ces promenades, cette idée d’aller et revenir sans vraiment de but à atteindre autre que perdre son temps.
J’étais certain de tenir là une question existentielle.
09/11/2015 – Richard MATERNA



